Regarder la réalité en face

  • Achraf Ben Brahim, L’emprise. Enquête au cœur de la djihadosphère, Lemieux Éd., 2016, 256 pages.
  • Rachid Benzine, Nour, pourquoi n’ai-je rien vu venir ?, Éd. du Seuil, 2016, 96 pages.
  • Gilles Kepel, La fracture, Éd. Gallimard / France Culture, 2016, 280 pages.
  • Gérard Rabinovitch, Somnambules et Terminators. Sur une crise civilisationnelle contemporaine, Le Bord de l’eau éd., 2016,104 pages.
  • David Thomson, Les revenants. Ils étaient partis faire le jihad, ils sont de retour en France, Éd. Du Seuil, 192 pages.
  • Joby Warrick, Sous le drapeau noir. Enquête sur Daesh, Éd. Le cherche midi, 428 pages.

Depuis plusieurs mois, où qu’il soit dans le monde, l’Homme du XXI° siècle mesure sa fragilité et sa non-toute puissance, puisque tout un chacun est à la merci d’actions violentes d’extrémismes de toute nature pour qui la vie humaine n’est en aucune façon sacrée. L’omniprésence médiatique, amplifiée par les réseaux sociaux, survalorise ceux qui utilisent à leurs fins partisanes la parfaite maîtrise de la communication. Ainsi en est-il de l’Etat islamique qui s’est doté de multiples agences de communication, apte à utiliser à leur fin la force de l’image. A cela s’ajoute cette perception, de plus en plus évidente, que nous sommes entrés dans un « moment critique de l’Histoire » où « les routines du savoir sont débordées par des réalités qu’elles n’arrivent plus à attraper, les appareils de gestion collective n’arrivent plus à borner un réel qui leur échappe, les maillages sémantiques des « opinions » ne sont plus en mesure de nommer, ou s’esquivent à nommer, les choses dans leur vérité substantielle » (G. Rabinovitch, p. 7-8). Une telle crise met à nu la perte du sens et la montée de plus en plus importante de l’indifférence religieuse et de la négation de Dieu. D’où la question : « Dans un tel contexte, ne serait-il pas urgent d’oser regarder la réalité en face et de changer de paradigme ? ».

Prenons le cas de l’islam, religion tant décriée par ceux qui se revendiquent d’une France laïque. Elle doit faire face à l’islamisme qui, en se faisant révolutionnaire à la suite de facteurs socio-économiques, politiques, culturels ou générationnels et en se mettant en rupture avec l’islam spirituel, ne se situe pas moins en continuité avec un passé musulman.

Comme l’écrit Bruno Aubert dans Esprit (n° 430, décembre 2016, p.76 -79), si nous savons que quatorze siècles de tradition musulmane ont façonné une éthique du respect et une spiritualité exigeante, il est un fait que la politique de terreur mise en œuvre par Daech est perpétrée au nom de l’islam. Ses protagonistes ʺparlent musulmanʺ avec l’excès typique du ʺsurmusulmanʺ. « Le lexique islamique y est sollicité, certes abusivement et non sans distorsion ni appauvrissement : les notions liées à la loi, au pouvoir ou à la guerre, que la tradition codifiait et utilisait avec précaution (charia, califat, djihad), sont réexhumés aux fins de simplifications idéologiques et de dressage des esprits typiques des totalitarismes modernes ».

Il est dès lors nécessaire de faire l’effort d’essayer de dénouer les fils de la complexité présente et, en particulier, de celle qui amène tant de jeunes de France, d’Europe et d’ailleurs à partir pour le pays de Cham et y mourir, pour les uns, ou se former pour devenir des « porteurs de mort » dans leur pays d’origine, pour les autres. Cette réalité était impensable aux yeux de beaucoup, voici peu. Pourtant, au fil des enquêtes et des rapports gouvernementaux, elle apparait dans toute sa crudité. D’où la question que pose Rachid Benzine dans son essai sous forme d’un dialogue impossible entre un père et sa fille, partie à Falloujah : « Nour, pourquoi n’ai-je rien vu venir ? ».

Aujourd’hui, grâce à l’abondante activité éditoriale de ces derniers mois qui nous offre quelques ouvrages de qualité, certes de nature différente, mais bien complémentaires, des éléments de réponse se profilent. En nous apportant les différents éléments du puzzle, nous arrivons peu à peu à discerner la réalité qui, en même temps, nous révèle notre cécité passée.

Ainsi en est-il des enquêtes de Joby Warrick, David Thomson et Achraf Ben Brahim. Elles permettent de mesurer combien le « travail en réseau » du djihadisme, enraciné dans la durée, crée des liens qui perdurent et peuvent se réactiver très rapidement dans un monde interconnecté.

La première, Sous le drapeau noir, nous décrit avec beaucoup de précisions et de finesse les ascensions de Abou Moussab Al-Zarqaoui, terroriste jordanien et fondateur d’Al-Qaïda en Irak, et d’Abou Omar Al-Baghdadi, ex-membre du parti Baas et chef de l’EI de 2006 à 2010. Leurs itinéraires mettent en évidence combien s’entremêlent le religieux et le politique, le social et l’économique, le psychologique et l’affectif. Sans négliger le poids des destins personnels et des visées partisanes des institutions gouvernementales ou autres.

La seconde évoque Les revenants, à savoir ceux qui sont partis faire le djihad et qui sont de retour en France en 2016. A travers les figures de Nabia, Quentin, Yassin, Zoubeir, Bilel et d’autres, nous mesurons que leur adhésion au djihadisme relève des mêmes convictions religieuses, du même désir de revanche sociale et du même rejet des valeurs occidentales. Ils vivent le djihadisme « comme un engagement religieux et politique, assis sur la conviction qu’il s’agit de la seule lecture authentique de l’islam ». L’auteur, en contact étroit avec ces personnes, porte un regard peu optimiste sur l’avenir, estimant qu’un grand nombre d’entre eux conserve une réelle volonté de passage à l’acte de violence et meurtrier.

Le même constat se dégage de la lecture de L’emprise, fruit d’une passionnante enquête au cœur de la « djihadosphère contemporaine 2.0 ». L’auteur, âgé de 25 ans, a grandi à Sevran et a eu pour copain d’enfance plusieurs djihadistes qui ont fait la une de l’actualité. Il nous aide à prendre conscience du professionnalisme de l’Etat islamique en matière de communication et de son emprise sur les réseaux sociaux. Celle-ci est à l’origine d’une « bataille mondiale silencieuse mais décisive sur la Toile » qui permet une diffusion massive d’une idéologie mortifère et manichéenne. Ayant pu s’entretenir avec des djihadistes, simples combattants ou leaders, soit par des entretiens en tête-à-tête, soit à travers les échanges sur Telegram (application de messagerie sécurisée), l’auteur nous restitue fidèlement raisonnements et analyses de ces combattants partis de France. Il s’en dégage un « djihadisme de conviction » pleinement assumé par des jeunes qui donnent ainsi un sens dynamique à leur vie car l’Etat islamique leur offre un but spirituel et un territoire politique ambitieux. Si ces témoignages laissent peu d’illusion à la réussite d’une action dite de « déradicalisation » sur ceux qui seront partis en Syrie, ils nous interpellent pour une mobilisation de prévention et de production de projet de société capable d’enthousiasmer une jeunesse en désespérance.

Il est donc urgent de prendre conscience de la réalité d’autant que, dans Somnambules et Terminators, le sociologue et philosophe Gérard Rabinovitch nous interpelle sur ce qu’il estime être « une entreprise de méconnaissance du réel contemporain ». Pour lui, le présent est moins un conflit entre civilisations qu’une crise interne à chacune des civilisations, celle qui secoue des pans entiers de la société musulmane, sachant que l’écrasante majorité des victimes du terrorisme sont musulmanes, et celle qui touche aussi, par capillarité, les sociétés occidentales.

Pour penser cette crise, il faudrait, pour l’auteur, sortir d’une analyse socio-économique qui viendrait expliquer le départ de jeunes pour le djihad par leur misère matérielle et s’interroger l’une des fautes fatales de la culture moderne après les Lumières, à savoir l’incapacité à prendre acte de la potentialité archaïque humaine à la destruction mortifère. Pour lui, depuis la période des Lumières, la question du mal a été mise de côté. Les Lumières soutiennent l’idée de progrès. A contrario des promesses des Lumières, on a vu augmenter, en même temps que le progrès technique, les capacités de destructivité de l’être humain, et non une élévation de son esprit. S’appuyant sur une analyse des moments tragiques de l’Histoire qu’ont été le drame d’Auschwitz et le génocide rwandais et sur notre présent, il souhaite faire prendre conscience au lecteur de « la présence d’une force destructrice interne qui menace l’humanitas en surgissant à l’intérieur de toute société autant que de tout individu ».

Aussi Gérard Rabinovitch refuse d’envisager la vague terroriste djihadiste comme un accident de l’histoire. Pour lui, elle est d’abord l’incarnation d’une troisième vague de destructions, sachant que chaque vague s’est s’appuyée sur le progrès technique. Dans le temps du nazisme, on a vu comment les capacités de transport ont pu se mettre au service du génocide. Au moment du Rwanda, ce sont des formes médiatiques qui entraînent un génocide participatif. Avec l’organisation Etat islamique et les groupes djihadistes, très implantées dans les modernités, ce sont le recrutement sur Internet et la diffusion de leurs vidéos sur la Toile. Chaque vague a mis en œuvre une fabrique d’insensibilisation et d’indifférence, par la déshumanisation langagière préalable des victimes ciblées (les poux, les cancrelats ou les mécréants) et par une neutralisation lexicale et sémantique des actes réels (la Selektion dans le nazisme, le travail au Rwanda, le sacrifice islamique). L’usage de la violence extrême et de la barbarie a dès lors une double visée. D’une part, il intimide les futures victimes, par une forte diffusion d’« actes d’images », produisant un « spectacle de carnage », signe d’une volonté d’une cruauté sans limite, où se révèle l’enlacement du plus archaïque de l’humain au plus moderne de la technique. D’autre part, il s’agit de séduire les futurs criminels par une « héroïsation de la violence ». L’aptitude à la violence et à la cruauté devient ainsi la mesure de la promotion au sein du groupe djihadiste. Tout devient possible par l’absence de tout questionnement éthique et par le primat d’une lecture littéraliste des référents religieux.

Aussi, dans un appel à l’élévation de la vie de l’esprit et des valeurs, Gérard Rabinovitch estime que « l’union des forces de vie de quelques cultures qu’elles soient, pour se protéger de toutes les forces de mort dans ces mêmes cultures, aussi bien en « Occident » que dans l’« Islam », est devenue la tâche urgente d’aujourd’hui ».

C’est aussi à un combat qu’appelle Gilles Kepel dans son dernier ouvrage La Fracture. Pour lui, le djihad français contemporain a pour objectif de « fracturer la société française – et, par-delà, celles de toute l’Europe – pour y favoriser, par des provocations meurtrières itératives, la fragmentation entre des enclaves communautaires islamiques d’un côté, identitaires nationalistes de l’autre, prodromes de la guerre civile qui détruira la mécréance et permettra d’édifier le califat sur les ruines du Vieux Continent, maillon faible de l’Occident » (p. 256). Il étaye son analyse, d’une part, par le recueil de ces chroniques diffusées sur France culture de septembre 2015 à juillet 2016 et, d’autre part, par deux courtes synthèses L’année terrible (p. 17-50) et Djihadisme et « islamophobie » : la double imposture (p. 199-262) qui mettent en perspective les faits survenus sur notre territoire au cours de ces derniers mois. Ces pages, quelque peu polémiques, complètent judicieusement le travail de David Thomson. Elles amènent à comprendre l’urgence qu’il y a à ce que chercheurs des différentes disciplines, acteurs de terrain et responsables religieux ou politiques se retrouvent pour penser l’avenir.

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