Tibhirine, 20 ans après
Homélie pour le vingtième anniversaire
de la mort des moines de Tibhirine
Midelt, 21 mai 2016
+ Mgr Vincent LANDEL s.c.j., archevêque de Rabat
En cette messe commémorant le 20ème anniversaire de la mort de nos frères moines, nous sommes invités à contempler le Christ qui, jusqu’au bout,
-
accepte d’écouter des personnes dans ce qu’elles ont à lui dire, même si ce ne sont pas des paroles agréables : « N’es-tu pas le Christ ? » ; n’est-ce pas le fruit de toute une vie, basée sur la rencontre des autres, de tout autre ? La vie de nos frères de Tibhirine ne fut-elle pas un tissu de rencontres, aussi bien « de frères de la montagne que de frères de la plaine », car ils avaient fait alliance avec ce peuple algérien, sans distinction des clans ? N’est-ce pas le fruit d’une vie basée sur l’attention à l’autre, même s’il n’est pas dans la même ligne que lui, car la fraternité traverse les barrières de la religion et de l’appartenance à un pays ? Leur seule frontière était celle de la charité qui n’a pas de frontière ». Une telle contemplation ne peut-elle pas nous conduire à l’action de grâce !
-
Mais surtout, qui, jusqu’au bout, accepte de pardonner. N’est-elle pas terriblement forte cette parole du Christ disant au deuxième crucifié : « Aujourd’hui même tu seras avec moi dans le Paradis » ? Ce dernier pardon donné vient sceller toute cette alliance de Dieu avec son peuple, sceau marqué de toute cette miséricorde et cette tendresse manifestée durant toute une vie, et pourtant il n’a pas rencontré que des personnes parfaites ! Ce pardon du Christ est le signe de toute une vie donnée à son Père et à ses frères les hommes. Le pardon donné et reçu ? n’est-il pas le ciment de toute une vie de communauté qui se construit, malgré les tensions inévitables, autour du Christ qui veut continuer à faire alliance avec nous, sans attendre que nous soyons parfaits ? Une telle vie, vécue à Tibhirine, dans cet esprit, ne peut-elle pas nous conduire à l’action de grâce ?
Le frère Christian, à la suite du Christ, pourra écrire dans son testament : « L’ami de la dernière minute, qui n’aura pas su ce qu’il faisait » ; n’est-ce pas un écho des paroles du Christ ? Et il suivra le Christ jusqu’au bout par ces mots : « Qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux, en paradis »…
En un tel jour, je ne puis m’empêcher de reprendre le testament de Mohammed, le chauffeur de Mgr Claverie ? que nous lirons à la fin de l’eucharistie : « Je dis à chacun de ceux que j’ai connus dans ma vie que je les remercie. Je dis qu’ils seront récompensés par Dieu au dernier jour » ; et il termine par ces mots magnifiques : « Que Dieu dans sa toute puissance, fasse que je lui sois soumis et qu’il m’accorde sa tendresse ». La tendresse de Dieu, ne serait-elle que distribuée aux chrétiens ? Les paroles de Mohammed donnent une dimension tellement plus large à cette tendresse. Un tel message ne peut-il pas nous conduire à l’action de grâce ! Mais en même temps à une vie où nous acceptons « d’élargir l’espace de notre tente ».
Pour nous chrétiens, est-ce que cela ne résonne pas très fort en cette année de la Miséricorde ! Et pourtant le frère Christian et Mohammed ne se sont sans doute jamais rencontrés !
Oui, action de grâce en contemplant cette vie du Christ qui a donné tellement de sens à la communauté de Tibhirine.
Mais aussi action de grâce d’être invités à contempler la vie de cette communauté de « priants au milieu d’un peuple de priants ».
Action de grâce pour cet esprit reçu au Maroc dans ce monastère de Notre Dame de l’Atlas, mais aussi pour chacun d’entre nous là où nous vivons. C’est tout un esprit qui a dynamisé la communauté de Tibhirine qui a su « incarner » cet esprit dans le contexte de l’Algérie de cette époque. Ils ont su inventer, et ils sont allés jusqu’au bout.
Et si nous sommes ici aujourd’hui, n’est-ce pas parce que nous croyons que cet esprit ne peut être enfermé dans un unique lieu, et nous en sommes comme les héritiers ; un esprit sait insuffler son souffle dans l’espace qui lui est attribué, il sait franchir toute sorte de frontières. Ainsi, avons-nous à inventer la manière de le vivre à Midelt, au Maroc ou dans toute autre situation où nous nous trouvons. Dieu nous donne d’être créatif en étant attentif à tous ces signes de vie qui jaillissent autour de nous.
Ces signes de vie prendront alors sens, par ce regard « aimant » que nous porterons sur les évènements ou les personnes, quelque soient leur culture ou leur religion.
Ces signes de vie, nous saurons les découvrir dans la société marocaine et dans notre Église au Maroc.
Et comme tout évolue à grande vitesse, en gardant le même esprit, nous continuerons sur notre chemin. L’important sera « tout l’amour que nous saurons y mettre au nom du Christ ».
Et même si aujourd’hui, nous célébrons le vingtième anniversaire de la mort tragique de nos frères, nous voulons rendre grâce, car nous recevons un appel plus que pressant à être des vivants, à être les témoins d’un Christ Ressuscité, avec la force de l’Esprit Saint. AMEN !
Bénédiction finale
Que Dieu nous bénisse
Qu’avec nos frères, par fidélité à l’Evangile,
Nous choisissions de faire alliance avec le peuple dont nous partageons la vie.
AMEN
Que Jésus le Seigneur nous bénisse,
Qu’avec nos frères, nous comprenions mieux
Que la fraternité traverse les barrières de la religion et de l’appartenance à un pays.
AMEN
Que l’Esprit Saint nous bénisse,
Qu’avec nos frères, nous comprenions mieux
Que les frontières de l’Église sont celles de la charité qui n’a pas de frontière.
AMEN
Et que Dieu unique et Tout puissant nous bénisse……
***
Testament de Dom Christian de Chergé
ouvert le dimanche de Pentecôte 1996
Quand un A-DIEU s’envisage…
S’il m’arrivait un jour – et ça pourrait être aujourd’hui – d’être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant tous les étrangers vivant en Algérie,
j’aimerais que ma communauté, mon Église, ma famille, se souviennent que ma vie était DONNÉE à Dieu et à ce pays.
Qu’ils acceptent que le Maître Unique de toute vie ne saurait être étranger à ce départ brutal.
Qu’ils prient pour moi : comment serais-je trouvé digne d’une telle offrande ?
Qu’ils sachent associer cette mort à tant d’autres aussi violentes laissées dans l’indifférence de l’anonymat.
Ma vie n’a pas plus de prix qu’une autre. Elle n’en a pas moins non plus. En tout cas, elle n’a pas l’innocence de l’enfance. J’ai suffisamment vécu pour me savoir complice du mal qui semble, hélas, prévaloir dans le monde, et même de celui-là qui me frapperait aveuglément.
J’aimerais, le moment venu, avoir ce laps de lucidité qui me permettrait de solliciter le pardon de Dieu et celui de mes frères en humanité, en même temps que de pardonner de tout coeur à qui m’aurait atteint. Je ne saurais souhaiter une telle mort. Il me paraît important de le professer.
Je ne vois pas, en effet, comment je pourrais me réjouir que ce peuple que j’aime soit indistinctement accusé de mon meurtre.
C’est trop cher payé ce qu’on appellera, peut-être, la « grâce du martyre » que de la devoir à un Algérien, quel qu’il soit, surtout s’il dit agir en fidélité à ce qu’il croit être l’Islam. Je sais le mépris dont on a pu entourer les Algériens pris globalement.
Je sais aussi les caricatures de l’Islam qu’encourage un certain idéalisme. Il est trop facile de se donner bonne conscience en identifiant cette voie religieuse avec les intégrismes de ses extrémistes.
L’Algérie et l’Islam, pour moi, c’est autre chose, c’est un corps et une âme.
Je l’ai assez proclamé, je crois, au vu et au su de ce que j’en ai reçu, y retrouvant si souvent ce droit fil conducteur de l’Évangile appris aux genoux de ma mère, ma toute première Église, précisément en Algérie, et déjà, dans le respect des croyants musulmans.
Ma mort, évidemment, paraîtra donner raison à ceux qui m’ont rapidement traité de naïf, ou d’idéaliste : « qu’Il dise maintenant ce qu’Il en pense ! ». Mais ceux-là doivent savoir que sera enfin libérée ma plus lancinante curiosité. Voici que je pourrai, s’il plaît à Dieu, plonger mon regard dans celui du Père pour contempler avec lui Ses enfants de l’Islam tels qu’ils les voient, tout illuminés de la gloire du Christ, fruit de Sa Passion, investis par le Don de l’Esprit dont la joie secrète sera toujours d’établir la communion et de rétablir la ressemblance, en jouant avec les différences. Cette vie perdue, totalement mienne, et totalement leur, je rends grâce à Dieu qui semble l’avoir voulue tout entière pour cette JOIE-là, envers et malgré tout.
Dans ce MERCI où tout est dit, désormais, de ma vie, je vous inclus bien sûr, amis d’hier et d’aujourd’hui, et vous, ô amis d’ici, aux côtés de ma mère et de mon père, de mes soeurs et de mes frères et des leurs, centuple accordé comme il était promis !
Et toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’aura pas su ce que tu faisais.
Oui, pour toi aussi je le veux ce MERCI, et cet « A-DIEU » envisagé de toi.
Et qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux, en paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous deux. AMEN ! Insha ‘Allah !
Alger, 1er décembre 1993
Tibhirine, 1er janvier 1994
Christian