Liberté et fraternité : il est temps !
“Je ne vois pas d’autre issue : que chacun de nous fasse un retour sur lui-même et extirpe et anéantisse en lui tout ce qu’il croit devoir anéantir chez les autres. Et soyons bien convaincus que le moindre atome de haine que nous ajoutons à ce monde nous le rend plus inhospitalier qu’il ne l’est déjà. Je ne crois plus que nous puissions corriger quoi que ce soit dans le monde extérieur que nous n’ayons d’abord corrigé en nous »[1].
C’est avec ces mots d’Etty Hillesum, jeune juive morte à Auschwitz en 1941, que nous souhaitons d’abord réagir à l’évènement qui vient d’endeuiller la France, à savoir l’horrible assassinat de Mr Samuel Paty.
Face à l’horreur et à l’impensable, lorsque le seuil de l’école est franchi par la violence à travers l’assassinat d’un enseignant, comment ne pas se révolter, dénoncer, accuser et rejeter l’autre venu d’ailleurs et qui, au nom de sa religion, l’islam, ôte la vie d’un être humain, d’un époux, d’un père, d’un enseignant ?
Notre première réaction est avant tout une profonde tristesse pour cette victime et sa famille et la compassion pour leur immense douleur.
En fraternité
Nous pensons à tous ses collègues, ses élèves, à l’ensemble des enseignants de ce pays, qui aiment leur métier et s’y donnent à fond pour construire avec les jeunes qui leur sont confiés l’avenir de notre nation.
Nous pensons aussi aux musulmans de ce pays, heurtés profondément par ce qui vient de se passer et qui, par des voix multiples, ont exprimé leur douleur et la condamnation sans condition de cet acte revendiqué au nom de leur religion qu’ils estiment ici dévoyée. Nous connaissons le travail de beaucoup de musulmans pour éduquer les consciences, relire les textes fondateurs à la lumière de notre temps, même si un long chemin reste à parcourir encore pour contrer les forces obscurantistes.
Liberté et fraternité
Nous pensons à notre pays, la France, aux valeurs qui la fondent en sa devise : liberté, égalité, fraternité, sans cesse à proclamer mais surtout à mettre en œuvre au quotidien, sachant que l’une ne va pas sans l’autre et que l’une ne prévaut jamais sur l’autre.
Notre société a un urgent besoin aujourd’hui d’une fraternité qui « a quelque chose de positif à dire à la liberté et à l’égalité ». Car, comme le rappelle le pape François dans son encyclique Fratelli Tutti, « sans une fraternité cultivée consciemment, sans une volonté politique de fraternité, traduite en éducation à la fraternité, au dialogue, à la découverte de la réciprocité et de l’enrichissement mutuel comme valeur, (…) la liberté s’affaiblit » [2]. Elle doit toujours s’articuler avec la fraternité.
En ces jours où la liberté d’expression est rappelée avec force, nous nous souvenons qu’elle est un droit fondamental. Elle n’est cependant pas un absolu. La loi elle-même rappelle que certains propos sont interdits : “ l’incitation à la haine raciale, ethnique ou religieuse, l’apologie de crimes de guerre, les propos discriminatoires à raison d’orientations sexuelles ou d’un handicap, l’incitation à l’usage de produits stupéfiants, le négationnisme” [3]. Au nom de la fraternité humaine, il est nécessaire d’approfondir la manière d’exercer la liberté d’expression dans le respect de l’altérité.
Nous vivons dans un monde blessé, une société meurtrie, sans cesse menacée par la violence, l’intolérance et le rejet de l’autre.
“Les difficultés qui sont énormes sont une opportunité pour grandir et non une excuse à une tristesse inerte qui favorise la soumission. Mais ne le faisons pas seuls, individuellement. ( …) Nous sommes invités à nous mobiliser et à nous retrouver dans un « nous » qui soit plus fort que la somme de petites individualités” [4]. La liberté est à ce prix. Elle convoque un partenariat d’égaux qui va jusqu’à la fraternité.
Diversité et laïcité
Toutes ces dernières années, nous nous sommes habitués à ne voir que ce qui va mal, ce qui dérange notre confort, contrarie nos intérêts propres. N’est-il pas temps de regarder ce que nous offre notre monde, notre pays, la France, notre société pluriculturelle ? N’est-il pas temps de nous réjouir de ce que nous recevons les uns des autres du fait même de notre diversité que facilite la laïcité ?
Cette dernière est mise à mal par des voix contraires. Il y a celles qui la dénoncent, ne voyant en elle qu’un athéisme niant la place des religions. Il y a celles qui la défendent comme le dernier rempart face à des religions qui ne seraient qu’obscurantismes. Il y a celles qui l’instrumentalisent et en font une religion qui prévaut sur tout le reste.
Mais la laïcité n’est-elle pas voulue depuis l’origine dans la loi de 1905, comme le creuset qui permet aux différences religieuses, philosophiques et d’opinion de s’exprimer librement ?
Il est urgent de rappeler que “la laïcité n’est pas une opinion parmi d’autres, mais la liberté d’en avoir une. Elle n’est pas une conviction, mais le principe qui les autorise toutes, sous réserve du respect de l’ordre public”[5]. C’est l’État qui est laïc et non la société. La dimension spirituelle y a toute sa place.
Les défis à relever
L’assassinat de Samuel Paty vient interpeller notre être ensemble, notre hospitalité, les fondements de notre société, la question de l’éducation, notre rapport à la religion, l’accueil des migrants. Il nous lance autant de défis pour répondre à ces questions, non plus par des discours, de bonnes intentions, mais par des actes concrets qui appellent une conversion profonde de nos manières d’être, de vivre ensemble, de faire société, d’habiter notre Maison commune.
Cet appel est lancé à chacun et chacune de nous, là où nous sommes, comme citoyen(ne)s et croyant(e)s.
Que nous faut-il inventer, mettre en œuvre ? Qui d’entre nous est prêt à écouter, discerner, accompagner, accueillir ? Qui d’entre nous est prêt à se confronter à la pensée de l’autre, à dialoguer, à exercer l’esprit critique et le débat ? Qui d’entre nous est prêt à s’engager auprès des enfants et des jeunes dans un travail d’éducation qui prenne en compte la personne dans toutes ses dimensions, matérielles et spirituelles ? Qui d’entre nous est prêt à lâcher son agenda pour prendre le temps de tisser la fraternité ?
Faudra-t-il un autre malheur pour entrer dans l’urgence des changements à opérer ? Il n’est que temps de nous réveiller.
Nous souvenant de toutes les victimes du terrorisme de par le monde, nous revient à l’esprit la prière de Christian de Chergé formulée après la visite au monastère de Tibhirine des islamistes algériens qu’il appelait les « frères de la montagne » :
« Je ne peux pas demander au bon Dieu : « Tue-le ! »… Pas possible ! Alors ma prière est venue : « Désarme-le, désarme-les ! » Ça, j’ai le droit de le demander. Et puis après, je me suis dit : « Est-ce que j’ai le droit de demander : « Désarme-le ! », si je ne commence pas par dire : « Désarme-moi et désarme-nous en communauté ! » Et, en fait, oui, c’est ma prière quotidienne, je vous la confie tout simplement ; tous les soirs, je dis : « Désarme-moi, désarme-nous, désarme-les ! ” [6]
21 octobre 2020
P. Vincent Feroldi
Sr Colette Hamza
Mgr Claude Rault
P. Pierre Belhache,
Service national pour les relations avec les musulmans
[1] Etty Hillesum (trad. Philippe Noble), Une vie bouleversée : Journal 1941-1943 [« Het verstoorde leven »], Paris, Éditions du Seuil, 1985.
[2] Pape François, Lettre encyclique Fratelli Tutti sur la fraternité et l’amitié sociale, n° 103, octobre 2020.
[3] https://www.maisondesjournalistes.org/les-limites-de-la-liberte-dexpression/
[4] Ibid n°78.
[5] https://www.gouvernement.fr/qu-est-ce-que-la-laicite
[6] Christian de Chergé, L’invincible Espérance, 1997, Bayard Éditions.