Le Pain de l’espérance
On se nourrit de pain mais aussi d’espérance. Et lorsque les deux se rencontrent à travers un cérémonial d’hospitalité par-dessus les différences, le « vivre ensemble » trouve là tout son sens. Ainsi, les 30 et 31 mars 2019, à l’invitation de Sa Majesté le roi du Maroc, Mohamed VI, « Moumen al Mouminine » (Commandeur des Croyants), le chef de l’Eglise Catholique, Sa Sainteté le pape François, s’est rendu à Rabat où il fut accueilli avec ferveur par les siens et enthousiasme par les Marocains.
Comme beaucoup, le premier jour, j’étais devant la télévision marocaine 2M pour suivre en direct les discours des deux chefs de communautés religieuses sur l’esplanade de la mosquée Hassan à Rabat où inviteur et invité eurent à cœur de partager le pain de la parole. Le Souverain marocain mit l’accent sur l’ouverture des trois religions abrahamiques les unes aux autres, afin de mieux se connaître et de lutter par l’éducation contre les radicalismes qui, selon lui, s’appuient sur « la non connaissance de l’autre, l’ignorance de l’autre, l’ignorance tout court ». Et d’ajouter : « Ce que tous les terroristes ont en commun n’est pas la religion. C’est précisément l’ignorance de la religion. Il est temps que la religion ne soit plus un alibi pour ces ignorants ». A la suite de quoi, répondant à son hôte marocain, le Souverain Pontife forma le vœu que « l’estime, le respect, la collaboration entre nous contribuent à approfondir nos liens de sincère amitié, afin de permettre à nos communautés de préparer un avenir meilleur pour de nouvelles générations ». Une promesse d’espérance qui trouva aussitôt sa plus belle illustration, à l’Institut Mohammed VI, dans un chant à trois voix, l’une musulmane, l’autre chrétienne, la troisième juive, symbole d’une harmonie artistique et religieuse.
Le deuxième jour, il me fut donné d’assister à la messe papale au stade couvert Prince Moulay Abdallah, en présence d’une foule de 10.000 personnes venues d’une soixantaine de pays parmi lesquels une majorité de pays africains. Avec moi mon filleul Hammou Ahardane, jeune Musulman de seize ans, avec qui je tenais à partager ces heures historiques où deux grands courants religieux se rencontraient pour la paix, en première ligne face aux troupes haineuses des intégrismes. A Gourrama (province de Midelt), sa tante, Harou Ahardane, accueille les enfants de ses frères nomades afin de les scolariser ; et elle héberge aussi Hammou, son neveu orphelin, ainsi que, par intermittences, le « Roumi » [moi] qui en a pris la charge. Ainsi ai-je trouvé ma place au sein de cette vaste famille des Aït Seghrouchen, en prenant bien soin toutefois de me définir comme chrétien et cela dans le profond respect de la foi musulmane de mes hôtes, celle de mon filleul. Que celui-ci ait intégré ma différence, cela devint évident pour moi à deux occasions.
La première me fut donnée, il y a trois ou quatre ans, à Agadir, lorsque, à la terrasse d’un café, avisant un couple de Français occupé à savourer une bière fraîche, il se tourna vers moi pour me faire cette proposition : « Tu prendrais bien une petite mousse, non ? ». C’est la seule fois où j’ai regretté de ne pas aimer la bière.
La seconde fois où se manifesta l’ouverture d’esprit de la famille Ahardane, ce fut autour de Pâques 2018. A cette occasion, j’ai pris l’habitude, comme le veut la tradition en France, de cacher des œufs en chocolat à travers la maison (en l’occurrence, une synagogue désaffectée !) et de lancer les enfants dans une quête de ces gourmandises. Or mon filleul finit par m’interroger : « Mais Pâques, ce n’est pas que des œufs en chocolat, n’est-ce pas ? — Non, répondis-je. Après les prières on sacrifie aussi un agneau comme vous le mouton de l’Aïd el Kébir. Et on le mange en famille ». Ce dimanche-là, la famille Ahardane me fit la surprise de sacrifier pour moi un mouton de belle taille dont nous nous régalâmes tous ensemble.
Lorsque je revins de Rabat, messe papale dite, Harou m’accueillit avec curiosité. Comme beaucoup de Marocains, elle avait suivi le « papa » à la télévision. Mais un détail la préoccupait : « Tu as pris le pain, toi aussi ? me demanda-t-elle ». Elle voulait parler de l’hostie distribuée lors de la communion. Puis, rassurée par ma réponse positive, elle ajouta : « C’est comme nous. Quand on reçoit quelqu’un on partage le pain. Mais j’ai vu que vous étiez si nombreux qu’il n’y en avait qu’un petit bout pour chacun. C’est mal organisé. Moi, j’aurais prévu davantage ».
Il est vrai que, chez Harou Ahardane, le pain ne manque pas, le pain de farine mais aussi le pain de la tendresse et du partage après un « Bismillah » (au nom de Dieu) que je prononce moi aussi avec reconnaissance car je sais que, dans cette synagogue habitée par des Berbères et un Français, Dieu est Amour.
Jean-Marie SIMON, écrivain et conteur