La grâce d’Oran
Source : Eglise d’Algérie
Ce matin-là, la brume avait envahi Oran.
C’est souvent ainsi, l’hiver, lorsque la mer fait don d’un peu d’humidité à cette terre oranaise rassasiée de soleil. Quittant l’hôtel de bon matin, l’imposante délégation que nous composions, nous qui avions le privilège de pouvoir être là, fut conduite sous bonne escorte jusqu’à la grande mosquée où une réception officielle, grandiose et chaleureuse, avait été préparée en son honneur. L’Algérie avait mis les petits plats dans les grands. Cette fête de la béatification, qui aurait pu ne concerner, comme en cachette, que les quelques chrétiens résidant dans ce pays, fut un moment de grâce pour tous les Algériens. Les paroles prononcées à la mosquée par les autorités du pays, civiles et religieuses, puis par le cardinal Becciu, envoyé spécial du pape François, consonnaient à la même joie, vibraient de la même espérance. Oui, « ce jour que fit le Seigneur fut un jour de joie » pour tous les enfants de ce pays, vivants ou morts, citoyens d’aujourd’hui ou exilés d’hier, et nous le savourions avec émotion et respect !
Après la collation offerte à la mosquée, la nuée de minibus affrétés par la wilahia d’Oran s’ébranla à vive allure pour monter à l’assaut de la colline de Santa Cruz. La brume commençait à se déchirer. Et d’un virage à l’autre, nous découvrions émerveillés la rade d’Oran et le port de Mers-el-Kébir. Et je pensais à ma famille, débarquée sur ces rivages en provenance d’Andalousie vers la fin du XIXe siècle pour fuir la famine et chercher du travail, à une époque où les flux migratoires en Méditerranée allaient plutôt du Nord vers le Sud. De loin, ils avaient dû apercevoir la petite chapelle élevée sur cette colline en 1850, un an après le miracle de la pluie qui avait mis fin à une terrible épidémie de choléra. En 1873, on avait construit une tour devant la chapelle et érigé à son sommet une statue de la Vierge pour veiller sur la ville, comme d’autres « Notre-Dame » veillent encore aujourd’hui sur Alger, Beyrouth, Éphèse ou Marseille, fragile chapelet de traits d’union mariaux entre des rives, des peuples et des religions ! Les miens venaient, pour la plupart, de la région d’Almeria. Ils avaient trouvé du travail et s’étaient installés modestement en Oranie, surtout à Sidi-Bel-Abbès, sur les plateaux de terre brune au sud d’Oran, derrière les collines du Tessala qui barrent la route aux brumes maritimes.
La nôtre, de brume, se déchirait maintenant pour de bon !
La grâce de cette journée se laissait deviner. Déjà, la veille au soir, à la cathédrale, nous avions été saisis par cette grâce en écoutant des témoignages saisissants, déconcertants de simplicité, désarmants de fraternité : la sœur de Pierre et la mère de Mohamed, le frère de Christian et le fils de Mohamed, le vieux Jean-Pierre et l’inusable Henri, et le témoignage de tant d’autres histoires, chrétiennes et musulmanes, entrecroisées dans la douleur et transfigurées par l’amitié. Les dix-neuf bienheureux accomplissaient sous nos yeux d’innombrables miracles en permettant à l’Esprit de susciter entre nous une communion plus forte que toutes nos différences. L’émotion, déjà, avait décrispé nos peurs, et la frêle lumière de nos bougies se frayait peu à peu un chemin dans les méandres de nos ombres intérieures. La paix surtout, palpable et insaisissable à la fois, unissait nos prières et habillait nos cœurs pour la grâce du lendemain.
Le lendemain, donc, lorsque nous arrivâmes sur la grande esplanade de Santa Cruz, celle du « vivre ensemble en paix », selon le nom qui lui avait été donné officiellement la veille à l’initiative du cheikh Bentounès, nous savions que nous n’avions plus qu’à nous laisser toucher par la grâce d’Oran. Il suffisait de laisser se dérouler la belle liturgie de la béatification, humblement présidée par le cardinal Becciu. Il suffisait, comme nous le redit avec chaleur et simplicité Mgr Vesco, de s’accueillir en frères dans l’Esprit. Il suffisait d’écouter la Parole de Dieu, l’évangile de l’Annonciation, de se laisser saisir par la beauté des chants, la justesse des mots, la profondeur des silences, et par cette joie si intérieure qu’elle en devenait communicative parce qu’elle provenait de Dieu.
Comme Marie, qui avait eu besoin d’être rassurée par l’ange, chacun pouvait maintenant entendre pour lui-même et pour tous les combats de sa vie, un « sois sans crainte ! » libérateur. Comme Marie, chacun pouvait exprimer sa disponibilité à faire de l’éternel avec son quotidien : « que tout se passe pour moi selon ta parole » ! Comme Élisabeth un peu plus loin dans l’Évangile, chacun, musulman ou chrétien, apprenant à recevoir chez lui, à travers l’autre, la Vierge de Santa Cruz, pouvait s’écrier : « comment ai-je ce bonheur que la mère de mon Seigneur vienne jusqu’à moi ? »
Il était déjà plus de quinze heures quand la célébration eucharistique s’acheva doucement par un inoubliable Ave Maria de Lourdes se transformant peu à peu en un Salam, salam, Laki ya Maryam d’Oran, nouant les langues et les mélodies dans une même prière mariale.
Il fallut du temps pour sortir de cette liturgie qui nous avait transportés ! L’air devenu plus frais et une petite collation plus que bienvenue aidèrent la foule à se retrouver par petits groupes puis à se disperser lentement. C’est alors que je me suis retrouvé seul, face à la grande bâche où étaient inscrits les prénoms des dix-neuf nouveaux bienheureux, mêlés à une série d’autres prénoms d’Algériens dont on pouvait penser qu’ils avaient eux aussi été victimes de cette décennie noire qui avait si longtemps endeuillé le pays. Le matin, à la mosquée, on avait évoqué les cent quatorze imams et les cent journalistes, eux aussi assassinés pour s’être opposés avec courage à la folie et à la haine. Et sur l’icône écrite pour la béatification figurait en bonne place le chauffeur de Pierre Claverie, le jeune Mohamed Bouchekhi dont la mère avait témoigné la veille à la cathédrale. Car l’Église peut bien reconnaître dix-neuf bienheureux, mais personne ne peut faire la liste de la communion des saints, foule immense de ceux qui ont traversé « la grande épreuve » et que « nul ne peut dénombrer » !
Merveilleuse Église d’Algérie qui par son courage dans l’épreuve et sa persévérance dans l’humilité a permis que la confiance s’établisse et qu’une telle célébration ait pu avoir lieu sur le sol algérien, faisant d’Oran « un signe de fraternité pour le monde entier » comme le titrait le lendemain l’un des quotidiens du pays ! Jamais nous ne remercierons assez le cardinal Duval, Mgr Teissier et tous les évêques qui se sont succédé pour guider la communauté chrétienne dans la fidélité à l’Évangile et au peuple de ce pays depuis son indépendance, sans oublier ceux qui, avant eux, parmi les Français d’Algérie et parmi les musulmans du pays, avaient préparé ce chemin, par le simple témoignage de leur vie et par la sincérité inaliénable de leurs liens d’amitié, par-delà les contradictions du système de la colonisation.
L’heure tournait et le soleil déclinait. Et moi, j’étais toujours là, perdu dans mes pensées et dans mes larmes au milieu de l’esplanade ! Oui, j’étais bien à Santa Cruz, là-même où jadis ma mère, écolière, montait en pèlerinage avec les Enfants de Marie et mon père, apprenti, avec la Jeunesse ouvrière chrétienne ! Et je restais longuement à méditer devant ce résumé vertigineux de mon histoire familiale et ecclésiale. Une histoire avec ses souvenirs heureux et ses cicatrices douloureuses. Une histoire désormais éclairée, comme tant d’autres, par la grâce de cette béatification, une grâce puissante de réconciliation permettant d’entrevoir, dans le regard de Dieu, le sens profond des incohérences apparentes de la vie. Une grâce à vivre ensemble mais à recevoir l’un par l’autre, comme une manne cachée par laquelle Dieu nourrit en tous, mais les uns par les autres, le désir de vivre en frères dans l’invincible espérance de son Jour.
Puis il fallut repartir. Le soir était tombé. Quelque chose de grand et de fragile venait de se passer, qui ne demandait qu’à mûrir, mais qu’il fallait d’abord conserver soigneusement en son cœur, comme l’avait fait Marie au soir de l’Annonciation. Telle fut la grâce d’Oran : un signe de fraternité offert au monde comme un cadeau par cette petite Église d’Algérie, féconde dans sa pauvreté, libre dans sa dépendance, joyeuse dans sa précarité. Qu’elle en soit vivement remerciée et que Dieu en soit loué !
+ Mgr Jean-Marc Aveline
Evêque auxiliaire de Marseille
et président du Conseil pour les relations interreligieuses et les nouveaux courants religieux
Revue « Eglise à Marseille », décembre 2018
Icône des 19 Bienheureux et de Mohamed Bouchikhi
Source : Vincent Feroldi