Rencontres du Pape François avec des autorités musulmanes – textes et discours
Clotûre du Forum de dialogue de Bahreïn
« L’Orient et l’Occident pour la coexistence humaine ».
4 novembre 2022
Place Al-Fida’ du palais royal Sakhir à Awali (Royaume de Bahreïn)
1. Discours du Dr. Ahmed Al-Tayeb
2. Discours du Saint-Père (ci-dessous)
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1. Cheikh Ahmed Al-Tayeb
Grand Imam d’Al-Azhar, Président du Conseil islamique des Anciens
Traduction: Jean-François Bour
Source: GULF NEWS
Toutes les louanges sont dues à Allah. Que la paix et les bénédictions d’Allah soient sur notre maître, le prophète Muhammad, ses compagnons et sa famille.
Votre Majesté le Roi Hamad bin Isa, Roi du Royaume de Bahreïn, que Dieu vous protège, Cher frère le Pape François, Chef de l’Eglise catholique,
Mesdames et Messieurs,
Que la paix et les bénédictions d’Allah soient sur vous tous !
Je voudrais commencer ces remarques en exprimant mes sincères remerciements et ma reconnaissance à Votre Majesté, Roi Hamad et à votre honorable peuple, le peuple du Royaume de Bahreïn, de m’avoir invité à participer à ce grand et remarquable forum intitulé : « L’Orient et l’Occident pour la coexistence humaine ».
Il s’agit d’un forum historique, car il réunit des érudits, des sages, des intellectuels, des politiciens et des personnalités médiatiques très respectés de l’Est et de l’Ouest. Il mérite donc d’entrer dans l’histoire et de voir ses indications et recommandations inscrites en lettres d’or, avec fierté, puisqu’il constitue une réponse appropriée aux défis modernes qui émergent par-delà les frontières du temps et de l’espace.
Quelques considérations liées au lieu tout d’abord : le forum est accueilli au Royaume de Bahreïn, dont l’histoire est fièrement écrite par son noble peuple qui a constamment chéri la diversité et l’acceptation de l’autre, quelles que soient les différences de race, de croyance, de pensée ou de culture. Cet héritage séculaire a conféré au peuple bahreïni une capacité particulière à accueillir les civilisations et les cultures dans un esprit de dialogue et de rencontre. Ainsi ont été transformés les meilleurs aspects de ces civilisations en une source d’énergie créative qui favorise la stabilité de la société et un développement social constructif.
Quant au moment qui confère à cette rencontre et à celles qui lui sont similaires un caractère de nécessité salutaire, il est marqué par l’aggravation de la cruauté de notre monde envers l’humanité et la violation des droits les plus fondamentaux à jouir d’un minimum de sécurité et à voir préservée la nature humaine conférée et donnée par Dieu.
En effet, les sentiments de l’homme sont gagnés par une totale confusion en raison de l’altération de sa lucidité face au réel et de sa conscience morale. L’homme se laisse constamment distraire par la satisfaction de ses instincts, au lieu de chercher à satisfaire aux exigences dictées par son âme, ses sentiments et sa conscience. Ces dernières exigences, en effet, ne sont pas moins importantes que celles du corps. La satisfaction de ces besoins spirituels est plus cruciale et même indispensable, car elle est la clé de l’équilibre intérieur, de la stabilité et de la paix de l’esprit en chacun, quelle que soit son éducation ou son lieu de vie.
Chers auditeurs,
Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de revenir sur l’état conflictuel vécu par l’humanité aujourd’hui, soit en Orient soit en Occident, ni de rechercher les causes de cet état de conflit tragique et de ses amères répercussions qui accablent l’homme du XXIe siècle. Vous le savez tous trop bien : il s’agit de guerres, d’effusions de sang, de destructions, de bouleversements, d’enfants orphelins, de veuvages, de pauvreté, de deuils, d’immigration, de déplacements, et de la peur face à un avenir inconnu marqué par l’incertitude et l’inquiétude permanente.
En tant que tel, le tableau est devenu trop sombre pour qu’on puisse encore penser qu’il y a de l’espoir. Mais lorsque nous commençons à réfléchir à la raison de toutes ces tragédies, nous nous rendons vite compte que c’est « l’absence de justice ». Or c’est la loi que Dieu a créée pour assurer la stabilité de la société et maintenir l’équilibre qui fait défaut dans la vie de l’homme, c’est-à-dire entre son corps et son âme. Lorsque cette loi divine n’est pas respectée, l’ordre du monde entier et de la nature est perturbé.
C’est sans compter ceux qui sont victimes des politiques économiques basées sur le marché où l’avidité génère un désir excessif de posséder et de consommer, sur le commerce et l’exportation d’armes lourdes et meurtrières vers les pays moins développés. N’oublions pas comment on fait prospérer le commerce des armes : on alimente les luttes sectaires et raciales et on provoque des séditions et des conflits, ce qui entraîne l’instabilité de nations autrefois sûres et vivant en sécurité.
En fait, les récits de nos douleurs et de nos souffrances sont si nombreux que l’on peut facilement céder au pessimisme, à la déception, et perdre l’espoir d’un monde où la paix et la coexistence devraient prévaloir ; d’un monde où la coopération et la bonne volonté devraient être les caractéristiques les plus importantes ; d’un monde où la guerre devrait être une exception. Comment un tel espoir peut-il se réaliser sur notre planète où seulement un pour cent de la population possède la moitié de la richesse mondiale, où seulement 100 personnes possèdent plus de richesses que 4 milliards de leurs semblables ?
Ce qui rend la situation encore pire est le fait que ces tragédies et ces calamités sont soutenues par des théories philosophiques devenues réalité dans la société occidentale et assumées par la conscience occidentale. Ces théories ont contrôlé les perceptions d’hommes politiques jusqu’à guider leurs décisions quant aux relations avec les peuples pauvres et en développement. Parmi les théories qu’on peut évidemment nommer, il y a « Le choc des civilisations », « La fin de l’histoire » et « La mondialisation ».
Toutes ces théories colonialistes et impérialistes ouvrent la voie à un nouveau système mondial qui contrôle les peuples et les nations. Il y a quelques jours à peine, nous avons entendu une déclaration d’un haut fonctionnaire européen, qui décrivait l’Europe comme un « jardin » idyllique de prospérité et le reste du monde comme une « jungle »[1]. De telles déclarations irresponsables ne font que démontrer une ignorance flagrante des civilisations de l’Est et de leur histoire, qui remonte à plus de cinq mille ans, et non pas seulement à trois ou quatre cents ans.
La majorité des craintes que les Orientaux éprouvent aujourd’hui à l’égard de l’Occident sont également partagées par d’éminents penseurs, dirigeants et leaders de l’élite occidentale. Certains réalisent que la politique occidentale est devenue inefficace dans la gestion des crises internationales.
La raison en est que l’étalage de la puissance militaire constitue une menace pour une véritable politique. Je préconise de remplacer la politique par la culture dans le domaine des relations internationales. Cette dernière a la capacité de comprendre l’homme et d’englober ses différents aspects, physiques, spirituels, intellectuels ou émotionnels.
Mesdames et Messieurs,
Je dois souligner que je ne suis pas indûment pessimiste et que je n’ai pas perdu l’espoir que les relations entre l’Occident et l’Orient puissent bientôt être rétablies, avec l’avènement d’une intégration et d’une coopération mutuelle, avec la disparition des frontières et la réalisation de l’unité, avec la fin de l’isolement entre l’Occident et l’Orient qui a cours depuis le siècle dernier, avec la confiance mutuelle pour une nouvelle relation basée sur la coopération, la stabilité et la sécurité, avec une paix juste pour tous.
Pour être plus précis, peut-être peut-on dire que l’Occident a besoin de la sagesse de l’Orient, de ses religions et valeurs morales qui tiennent ses habitants debouts, ainsi que de leur vision équilibrée de l’homme, de l’univers et de notre Créateur. L’Occident a besoin de la spiritualité de l’Orient et de sa profonde méditation sur la réalité, afin de ne plus être aveuglé en faisant passer l’éphémère avant l’éternel. Il est vrai que « tout ce qui brille n’est pas or », comme le dit le vieil adage. L’Occident a besoin des marchés orientaux et de leur main-d’œuvre pour ses usines, en Afrique, en Asie et ailleurs. Il a également besoin des matières premières qui se trouvent au cœur de ces deux continents et sans lesquelles il ne peut rien produire. Il n’est ni équitable ni juste de récompenser la bienveillance par la pauvreté, l’ignorance et la maladie.
Et l’on peut dire la même chose de l’Orient qui doit adopter la technologie occidentale et l’utiliser pour son développement technique et économique, qui doit importer de l’Occident des produits industriels, médicaux, pour sa défense etc. Les Orientaux doivent porter un nouveau regard sur l’Occident, empreint d’équité et de charité. Ils ont besoin également de tolérance pour comprendre la civilité et les coutumes occidentales et pour les interpréter à travers le prisme des circonstances, des évolutions et des nécessités particulières que l’Occident a dû affronter en payant le prix fort au long des siècles.
Les érudits musulmans doivent continuer à mettre en évidence les nobles idéaux de fraternité et de coopération humaines que contient l’islam, ainsi que d’autres éléments communs sur lesquels l’Occident et l’Orient s’accordent et dont ils se réjouissent. En outre, ces érudits devraient s’efforcer de faire découvrir aux Occidentaux le véritable islam.
Il convient de noter que de nombreux musulmans ont émigré et se sont installés en Occident, devenant une composante inséparable de son tissu social. De nombreux aspects de la vie occidentale se sont communiqués aux Orientaux, dominant leurs traditions, leurs coutumes et leur conduite à l’époque contemporaine. La vie occidentale a influencé une part importante de leur pensée, leurs attentes, leur cursus d’enseignement et leurs idées. Et ce n’est pas tout : cela ouvre la voie ou plutôt conduit à une nouvelle relation et à un équilibre entre civilisations tout en préservant leurs cultures respectives, leurs caractéristiques et leurs différences, sans aucune domination ou nivellement culturel, sans recours à la guerre et à la destruction systématique inhérentes au « choc des civilisations ».
Le penseur moderne Tzvetan Todorov s’en est fait l’écho dans son ouvrage The Fear of Barbarians. Il déclare dans son livre : « La culture occidentale ne doit pas être dépeinte comme la seule société civilisée et comme la norme pour les autres cultures. Toute interférence avec d’autres cultures est un abus de pouvoir. La liberté et l’égalité ne peuvent être instituées par la force, sinon nous risquons de ne plus pouvoir nous distinguer de ceux que nous appelons les « barbares ». »
Chers participants,
Il existe aujourd’hui une théorie islamique orientale qui remplace la théorie du « choc des civilisations », sous le nom de « connaissance des civilisations ». Elle a suscité l’intérêt d’éminents penseurs et universitaires récemment. Elle a été introduite en réponse à la théorie du « choc des civilisations », pour promouvoir l’ouverture à l’autre et la connaissance de l’autre dans le cadre d’une coopération et d’un intérêt mutuel, afin de réaliser le dessein de Dieu qui est de peupler la Terre, de conduire à la prospérité et d’éviter la corruption sous toutes ses formes.
Cette théorie trouve son principe dans le mot « Ta’aaruf » (connaissance mutuelle) que l’on trouve dans le Coran et qui permet de préciser ce qui légitime les relations entre les nations et les peuples. Elle est basée sur trois fondements coraniques essentiels :
Premièrement : Le Coran établit comme un fait concret bien connu, qu’Allah a rendu les gens différents par leur race, leur couleur, leur langue, leur religion et d’autres caractéristiques. Ils resteront dissemblables sous ces aspects jusqu’à la fin des temps. Dieu Tout-Puissant dit : « Et si ton Seigneur l’avait voulu, Il aurait pu faire des hommes une seule communauté ; mais ils ne cesseront pas d’être différents. » (Le Coran, 11:118)
Deuxièmement : Le Coran établit en outre, sur la base du premier principe, que l’homme a été créé libre et capable de choisir sa croyance, sa religion, son idéologie et sa doctrine. Ce fait s’appuie sur le principe précédent car s’il est naturel que les gens diffèrent dans leurs croyances, il s’ensuit qu’ils doivent être libres de choisir n’importe quelle foi. Dieu dit : « Il n’y aura aucune contrainte dans [l’adoption de] la religion. La voie droite s’est distinguée clairement de la mauvaise. » (Coran, 2:256) Dieu dit également à son prophète : « Alors, [ô Muhammad], contraindrais-tu les gens pour qu’ils deviennent croyants ? » (Coran, 10:99).
Troisièmement : Sachant que le Coran établit les deux principes précédents, à savoir que les gens sont différents et qu’ils possèdent la liberté de croyance, quelle est la relation entre les gens selon la philosophie du Coran ? Le seul moyen pour que cette relation fonctionne est la connaissance, qui est le moyen qu’Allah a établi pour les interactions et les relations entre les gens. Ceci est clairement énoncé dans le Coran : « Ô hommes, Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle et Nous avons fait de vous des peuples et des tribus afin que vous vous connaissiez les uns les autres. Le plus noble d’entre vous auprès d’Allah est le plus vertueux. En effet, Allah est Omniscient et Connaisseur. » (Coran, 49:13).
Le troisième principe, dérivé logiquement des deux précédents, et peut être formulé comme étant la règle : La relation entre les gens, énoncée dans le Coran, est une relation de paix et de connaissance familière. Ainsi, les règles coraniques régissant les relations humaines sont énumérées avec une logique claire, sans qu’il y ait place pour une autre interprétation ou pour une dénaturation de leur sens. Les différences naturelles fondent la liberté de croyance qui implique à son tour une relation pacifique entre les peuples.
Mesdames et Messieurs,
J’espère que vous ne vous lassez pas des affirmations constantes selon lesquelles l’Islam est une religion de paix et d’égalité. Ce qui est dit et promu de temps en temps à propos de l’institution dans l’islam de la guerre contre les infidèles est faux et constitue même un tissus de mensonges purs et simples à propos de l’Islam et de la vie de son Prophète, alors même que cela est tenu par certains adeptes de la même religion. [L’Islam] est une religion basée sur la démonstration et sur l’évidence, non pas sur l’ambiguïté et le mensonge.
Une dernière remarque : Je salue et loue le titre de cet important forum de dialogue entre l’Est et l’Ouest et son importance pour la coexistence humaine. Cependant, je reconnais les conditions difficiles auxquelles est confronté notre monde moderne et les menaces qui pèsent sur l’existence humaine et la stabilité des nations. En raison de ma constatation et de mon appréciation de la gravité de ces crises complexes, j’appelle d’abord en tant qu’être humain, les érudits et les penseurs religieux à faire plus d’efforts pour éduquer les jeunes sur ces faits indiscutables que sont les points communs des religions. Ces points devraient être traduits de manière adaptée dans les programmes académiques modernes pour enseigner et pour convaincre les jeunes qu’aux yeux de la philosophie religieuse, il y a de la place en cette vie pour ceux qui ont des croyances, des races, des couleurs et des langues différentes, et pour montrer que la diversité culturelle enrichit la civilisation et établit la paix qui fait tant défaut.
J’appelle en outre mes frères, les érudits musulmans à travers le monde, de toutes doctrines, sectes et écoles de pensée, à tenir un dialogue islamique, un dialogue autour de l’unité, de la cohésion et de la convergence, un dialogue pour la fraternité islamique, exempt de division, de discorde et, plus particulièrement de lutte sectaire. Il faut se concentrer sur les points communs et les points de rencontre, tout en comprenant les différences. Chassons ensemble tout discours de haine, de provocation et d’excommunication et mettons de côté les conflits anciens et modernes sous toutes leurs formes et avec toutes leurs ramifications négatives. J’adresse, avec un cœur aimant pour tous, cet appel spécial à nos frères musulmans chiites. Je réaffirme que les érudits chevronnés d’Al-Azhar et du Conseil musulman des anciens et moi-même sommes prêts à accueillir une réunion similaire, le cœur ouvert et la main tendue, afin que nous puissions nous asseoir ensemble autour d’une table en mettant de côté nos différences afin de renforcer notre unité islamique sur des positions connues pour leur pragmatisme, et afin de servir les objectifs de l’Islam et de sa loi qui interdit aux musulmans de céder aux appels à la division et à la dissension.
Nous devons nous garder de tomber dans le piège qui consiste à compromettre la stabilité de nos patries et à exploiter la religion pour attiser les sentiments nationalistes et idéologiques, sans parler de l’ingérence dans les pays, de l’atteinte à leur souveraineté ou du vol de leurs terres. J’ai toute confiance que, si nous faisons preuve de bonne volonté et de détermination, nous pouvons créer un modèle de société qui donnera de l’Islam et des musulmans une image correcte, à la hauteur de ce que mérite cette religion, une religion qui demande à être traitée de manière juste par ses adeptes, avant même de le demander aux autres.
En cette occasion importante d’accueillir le dialogue entre Orient et Occident pour le bien de la coexistence humaine, je prête ma voix à tous ceux qui recherchent la paix et le bien. Je demande également la fin de la guerre russo-ukrainienne pour que soient épargnée la vie des innocents qui n’ont rien à voir avec cette violente tragédie. J’appelle à hisser le drapeau de la paix, et non celui de la victoire, à s’asseoir pour dialoguer et pour négocier. En fait, j’appelle à la fin de tous les combats en cours sur la Terre ou, au moins, à une trêve prolongée, afin de reconstruire des ponts de dialogue, de compréhension et de confiance et pour établir la paix dans un monde plein de blessures.
Sinon, nous aurons des conséquences plus graves encore pour les peuples d’Orient et d’Occident.
Merci de votre attention et que la paix et les bénédictions de Dieu soient sur vous tous!
[1] Bruges 13 octobre 2022 : Josep Borrell déclare que : « L’Europe est un jardin. Nous avons construit un jardin qui réunit liberté politique, prospérité économique et cohésion sociale. Mais le reste du monde n’est pas du tout un jardin. Le reste du monde, ou la majeure partie du reste du monde, c’est la jungle ».
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2. Discours du Pape François
Source: Vatican.va
VOYAGE APOSTOLIQUE DU PAPE FRANÇOIS
au ROYAUME DE BAHREÏN
(3 – 6 NOVEMBRE 2022)
CLÔTURE DU « BAHRAIN FORUM FOR DIALOGUE: EAST AND WEST FOR HUMAN COEXISTENCE »
Majesté,
Altesses Royales,
cher Frère, Docteur Al-Tayyeb, Grand Imam d’Al-Azhar,
distinguées Autorités religieuses et civiles,
Mesdames et Messieurs !
Je vous salue cordialement, et je vous suis reconnaissant pour l’accueil que j’ai reçu ainsi que pour la réalisation de ce Forum de dialogue organisé sous le patronage de Sa Majesté le Roi du Bahreïn. C’est de ses eaux que ce pays tire son nom. Le mot Bahreïn évoque, en effet, “deux mers”. Nous pensons aux eaux de la mer qui mettent en contact les terres et en communication les personnes, reliant des peuples éloignés. « Ce que la terre divise, la mer unit », dit un vieil adage. Et notre planète Terre, quand on la regarde d’en haut, ressemble à une vaste mer bleue qui relie différents rivages. Cela nous rappelle du ciel que nous sommes une seule famille : non pas des îles, mais un seul grand archipel. C’est ainsi que le Très-Haut nous veut, et ce pays, un archipel de plus de trente îles, symbolise bien ce désir.
Pourtant, nous vivons une époque où l’humanité, connectée comme jamais elle ne l’a été auparavant, est beaucoup plus divisée qu’unie. Le nom “Bahreïn” peut nous aider à réfléchir encore : les “deux mers” dont il parle se réfèrent aux eaux douces de ses sources sous-marines et aux eaux saumâtres du Golfe. De même, nous nous trouvons aujourd’hui face à deux mers aux saveurs opposées : d’une part la mer calme et douce de la coexistence commune, d’autre part la mer amère de l’indifférence, endeuillée par les affrontements et agitée par des vents de guerre, avec ses vagues destructrices toujours plus tumultueuses qui risquent d’emporter tout le monde. Et, malheureusement, l’Orient et l’Occident ressemblent de plus en plus à deux mers opposées. Nous, au contraire, nous sommes ici réunis parce que nous voulons naviguer sur la même mer, en choisissant la voie de la rencontre plutôt que celle de l’affrontement, la voie du dialogue indiquée par ce Forum : « Est et Ouest pour la coexistence humaine ».
Suite à deux terribles guerres mondiales, suite à une guerre froide qui a tenu le monde en haleine pendant des décennies, au milieu de tant de conflits désastreux partout dans le monde, au milieu d’intonations accusatrices, de menaces et de condamnations, nous sommes toujours sur le bord d’un équilibre fragile et nous ne voulons pas sombrer. Un paradoxe nous frappe : alors que la plus grande partie de la population mondiale se trouve unie par les mêmes difficultés, frappée par de graves crises alimentaires, écologiques et pandémiques, et aussi par une injustice planétaire de plus en plus scandaleuse, des puissants se concentrent dans une lutte résolue pour des intérêts partisans, en exhumant des langages obsolètes, en redessinant des zones d’influence et des blocs opposés. On a l’impression d’assister à un scénario dramatiquement enfantin : dans le jardin de l’humanité, au lieu de soigner l’ensemble, on joue avec le feu avec des missiles et des bombes, avec des armes qui provoquent des pleurs et des morts, en recouvrant la maison commune de cendres et de haine.
Telles seront les amères conséquences tant que l’on continuera à accentuer les oppositions sans redécouvrir la compréhension, tant que l’on persistera dans l’imposition résolue de ses modèles et de ses visions despotiques, impérialistes, nationalistes et populistes, tant que l’on ne s’intéressera pas à la culture de l’autre, tant que l’on n’écoutera pas le cri des gens ordinaires et la voix des pauvres, tant que l’on ne cessera pas de distinguer de manière manichéenne qui est bon et qui est mauvais, tant que l’on ne s’efforcera pas de se comprendre et de collaborer pour le bien de tous. Ces choix s’offrent à nous. Dans un monde globalisé, c’est seulement en ramant ensemble que l’on avance, tandis qu’on part à la dérive en naviguant seul.
Sur la mer orageuse des conflits gardons devant les yeux le Document sur la Fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence pacifique dans lequel une rencontre féconde entre Occident et Orient est souhaitée, précieuse pour guérir les maladies de chacun [1]. Nous sommes ici, croyants en Dieu et dans les frères, pour repousser “ la pensée isolante”, cette façon de voir la réalité qui ignore la mer unique de l’humanité pour se concentrer uniquement sur ses propres courants. Nous désirons que les querelles entre Orient et Occident soient résolues pour le bien de tous, mais sans détourner l’attention d’un autre fossé qui grandit constamment et dramatiquement, le fossé entre le Nord et le Sud. Que l’émergence des conflits ne fasse pas perdre de vue les tragédies latentes de l’humanité, comme la catastrophe des inégalités où la plupart des personnes qui peuplent la terre font l’expérience d’une injustice sans précédent, la plaie honteuse de la faim et le malheur du changement climatique, signe du manque de soins envers la maison commune.
Sur ces thèmes débattus ces jours-ci, les responsables religieux ne peuvent pas ne pas s’engager et donner le bon exemple. Nous avons un rôle spécifique à jouer et ce Forum nous offre une opportunité supplémentaire à cet égard. Il est de notre devoir d’encourager et d’aider l’humanité, autant interdépendante que déconnectée, à naviguer de concert. Je voudrais donc exposer trois défis qui apparaissent dans le Document sur la Fraternité humaine et dans la Déclaration du Royaume du Bahreïn, sur lesquels on a réfléchi ces jours-ci. Ils concernent la prière, l’éducation et l’action.
Tout d’abord la prière, qui touche le cœur de l’homme. En fait, les drames que nous subissons et les déchirures dangereuses que nous subissons, « les déséquilibres qui travaillent le monde moderne, sont liés à un déséquilibre plus fondamental qui prend racine dans le cœur même de l’homme » (Gaudium et spes, n. 10). C’est là que se trouve la racine. Et donc, le plus grand danger ne réside pas dans les choses, dans les réalités matérielles, dans les organisations, mais dans l’inclination de l’être humain à s’enfermer dans l’immanence de son moi, de son groupe, de ses intérêts mesquins. Ce n’est pas un défaut de notre époque, cela existe depuis que l’homme est homme et, avec l’aide de Dieu, il est possible d’y remédier (cf. Lett. enc. Fratelli tutti, n. 166).
C’est pourquoi la prière, l’ouverture du cœur au Très-Haut, est fondamentale pour nous purifier de l’égoïsme, de la fermeture, de l’autoréférence, du mensonge et de l’injustice. Celui qui prie reçoit la paix dans son cœur et ne peut qu’en devenir le témoin et le messager ; et inviter, avant tout par l’exemple, ses semblables à ne pas devenir les otages d’un paganisme qui réduit l’être humain à ce qui se vend, s’achète ou amuse, mais à redécouvrir la dignité infinie que chacun porte comme une emprunte. L’homme religieux, l’homme de paix, c’est celui qui, cheminant avec les autres sur la terre, les invite avec douceur et respect à lever le regard vers le Ciel. Et il porte dans sa prière, comme l’encens qui monte vers le Très-Haut (cf. Ps 141, 2), les fatigues et les épreuves de tous.
Mais, pour que cela puisse avoir lieu, une prémisse est indispensable : la liberté religieuse. La Déclaration du Royaume du Bahreïn explique que « Dieu nous a orientés vers le don divin de la liberté de choix » et ainsi « aucune forme de contrainte religieuse ne peut conduire une personne à une relation significative avec Dieu ». Toute contrainte est indigne du Tout Puissant, car Il n’a pas donné le monde à des esclaves mais à des créatures libres qu’il respecte jusqu’au bout. Engageons-nous alors pour que la liberté des créatures reflète la liberté souveraine du Créateur, pour que les lieux de culte soient protégés et respectés, toujours et partout, et que la prière soit favorisée et jamais entravée. Mais il ne suffit pas d’accorder des permissions et de reconnaître la liberté de culte, il faut atteindre la vraie liberté de religion. Et non seulement chaque société, mais chaque croyance est appelée à s’examiner sur ce sujet. Elle est appelée à se demander si elle oblige de l’extérieur ou bien libère de l’intérieur les créatures de Dieu; si elle aide l’homme à repousser les rigidités, la fermeture et la violence ; si elle accroît chez les croyants la vraie liberté, qui ne consiste pas à faire ce dont on a envie et ce qui plaît, mais à se disposer pour le bien en vue duquel nous avons été créés.
Si le défi de la prière concerne le cœur, le deuxième, l’éducation, concerne essentiellement l’esprit de l’homme. La Déclaration du Royaume du Bahreïn affirme que « l’ignorance est ennemie de la paix ». Il est vrai que, là où les possibilités d’instruction font défaut, les extrémismes augmentent et les fondamentalismes s’enracinent. Et, si l’ignorance est ennemie de la paix, l’éducation est amie du développement, pourvu qu’il s’agisse d’une instruction vraiment digne de l’homme en tant qu’être dynamique et relationnel. Elle n’est donc pas rigide ni monolithique, mais ouverte aux défis et sensible aux changements culturels ; non pas autoréférentielle ni isolante, mais attentive à l’histoire et à la culture d’autrui ; non pas statique mais curieuse, pour embrasser des aspects divers et essentiels de l’unique humanité à laquelle nous appartenons. Cela permet, en particulier, d’entrer au cœur des problèmes sans prétendre avoir la solution et résoudre de manière simple des problèmes complexes, mais avec la disposition à habiter la crise sans céder à la logique du conflit. La logique du conflit nous conduit toujours à la destruction. La crise nous aide à penser et à mûrir. Il est en effet indigne de l’esprit humain de croire que les raisons de la force l’emportent sur la force de la raison, d’utiliser des méthodes du passé pour des questions présentes, d’appliquer les schémas de la technique et de la rentabilité à l’histoire et à la culture de l’homme. Il est nécessaire de s’interroger, d’entrer en crise et de savoir dialoguer avec patience, respect et dans un esprit d’écoute ; d’apprendre l’histoire et la culture d’autrui. C’est ainsi que l’on éduque l’esprit de l’homme, en nourrissant la compréhension mutuelle. Parce qu’il ne suffit pas de se dire tolérants, il faut vraiment faire de la place à l’autre, lui donner des droits et des opportunités. C’est une mentalité qui commence par l’éducation et que les religions sont appelées à soutenir.
Concrètement, je voudrais souligner trois urgences éducatives. Premièrement, la reconnaissance de la femme dans le domaine public, dans l’instruction, dans le travail, dans l’exercice de ses droits sociaux et politiques (cf. Document sur la Fraternité humaine). En cela, comme dans d’autres domaines, l’éducation est la voie pour s’émanciper d’héritages historiques et sociaux contraires à cet esprit de solidarité fraternelle qui doit caractériser celui qui adore Dieu et aime le prochain.
Deuxièmement, la défense des droits fondamentaux des enfants (ibid.), pour qu’ils grandissent instruits, assistés, accompagnés, non pas destinés à vivre dans les morsures de la faim et dans les remords de la violence. Éduquons, et éduquons-nous, à regarder les crises, les problèmes, les guerres, avec les yeux des enfants : ce n’est pas de l’angélisme naïf mais une sagesse clairvoyante, car ce n’est qu’en pensant à eux que le progrès se reflétera dans l’innocence plutôt que dans le profit, et contribuera à construire un avenir à mesure de l’homme.
L’éducation qui commence au sein de la famille se poursuit dans le contexte de la communauté, du village ou de la ville. C’est pourquoi je tiens à souligner, en troisième lieu, l’éducation à la citoyenneté, au vivre ensemble, dans le respect et dans la légalité. Et, en particulier, l’importance même du « concept de citoyenneté », qui « se base sur l’égalité des droits et des devoirs ». Il faut s’engager en ce sens afin que l’on puisse « établir dans nos sociétés le concept de pleine citoyenneté et renoncer à l’usage discriminatoire du terme minorités, qui porte avec lui les germes du sentiment d’isolement et d’infériorité ; il prépare le terrain aux hostilités et à la discorde et prive certains citoyens des conquêtes et des droits religieux et civils, en les discriminant » (ibid.).
Nous arrivons ainsi au dernier des trois défis, celui qui concerne l’action, nous pourrions dire les forces de l’homme. La Déclaration du Royaume du Bahreïn enseigne que « lorsque l’on prêche la haine, la violence et la discorde, on désacralise le nom de Dieu ». L’homme religieux rejette cela, sans aucune justification. Avec force il dit “non” au blasphème de la guerre et à l’utilisation de la violence. Et il traduit avec cohérence, dans la pratique, ces “non”. Car il ne suffit pas de dire qu’une religion est pacifique, il faut condamner et désigner les violents qui abusent de son nom. Et il ne suffit pas non plus de prendre ses distances avec l’intolérance et l’extrémisme, il faut agir dans le sens contraire. « Pour cela, il est nécessaire d’interrompre le soutien aux mouvements terroristes par la fourniture d’argent, d’armes, de plans ou de justifications, ainsi que par la couverture médiatique, et de considérer tout cela comme des crimes internationaux qui menacent la sécurité et la paix mondiale. Il faut condamner ce terrorisme sous toutes ses formes et ses manifestations » (Document sur la Fraternité humaine), y compris le terrorisme idéologique.
L’homme religieux, l’homme de paix, s’oppose aussi à la course au réarmement, aux affaires de la guerre, au marché de la mort. Il ne soutient pas “des alliances contre quelqu’un”, mais des voies de rencontre avec tous : sans céder à des relativismes ou à des syncrétismes d’aucune sorte, il suit une seule voie, celle de la fraternité, du dialogue, de la paix. Ce sont là ses “oui”. Parcourons, chers amis, cette voie : élargissons notre cœur au frère, avançons dans le parcours de connaissance réciproque. Nouons entre nous des liens plus forts, sans duplicité et sans peur, au nom du Créateur qui nous a placés ensemble dans le monde comme gardiens des frères et des sœurs. Et, si plusieurs puissants négocient entre eux pour des intérêts, de l’argent et des stratégies de pouvoir, montrons qu’une autre voie de rencontre est possible. Possible et nécessaire, car la force, les armes et l’argent ne coloreront jamais l’avenir de paix. Rencontrons-nous donc pour le bien de l’homme, et au nom de Celui qui aime l’homme dont le Nom est Paix. Promouvons des initiatives concrètes pour que le chemin des grandes religions soit toujours plus concret et constant, qu’il soit une conscience de paix chacun ! Et j’adresse ici à chacun un pressant appel pour que soit mis fin à la guerre en Ukraine et que de sérieuses négociations de paix soit engagées.
Le Créateur nous invite à agir, spécialement en faveur de trop de ses créatures qui ne trouvent pas encore assez de place dans les agendas des puissants : les pauvres, les enfants à naître, les personnes âgées, les malades, les migrants… Si nous, qui croyons au Dieu de miséricorde, nous n’écoutons pas les pauvres et ne donnons pas de la voix aux sans-voix, qui le fera ? Soyons de leur côté, œuvrons pour secourir l’homme blessé et éprouvé ! Ce faisant, nous attirerons sur le monde la bénédiction du Très-Haut. Qu’Il éclaire nos pas et unisse nos cœurs, nos esprits et nos forces (cf. Mc 12, 30), afin qu’à l’adoration de Dieu corresponde l’amour concret et fraternel du prochain : pour être ensemble des prophètes de coexistence, artisans d’unité, constructeurs de paix. Merci.
[1]« L’Occident pourrait trouver dans la civilisation de l’Orient des remèdes pour certaines de ses maladies spirituelles et religieuses causées par la domination du matérialisme. Et l’Orient pourrait trouver dans la civilisation de l’Occident beaucoup d’éléments qui pourraient l’aider à se sauver de la faiblesse, de la division, du conflit et du déclin scientifique, technique et culturel. Il est important de prêter attention aux différences religieuses, culturelles et historiques qui sont une composante essentielle dans la formation de la personnalité, de la culture et de la civilisation orientale ; et il est important de consolider les droits humains généraux et communs, pour contribuer à garantir une vie digne pour tous les hommes en Orient et en Occident » ( Document sur la fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence pacifique, 4 février 2019).