Jihad, jihadisme et « soldats de Dieu »

Au moment où sont remis en liberté les premiers jihadistes en fin de peine, sociologue, psychiatre et professeurs en sciences politiques tentent de dresser leurs profils et de montrer comment le jihadisme doit interroger nos démocraties.

Au temps de Noël, dans différents pays du monde, ont eu lieu des attentats et actes de terrorisme : Manchester (1er janvier), Le Caire (28 décembre), Kaboul (Afghanistan, 24 décembre), Nigeria (24 décembre), Imlil (Maroc, 17 décembre), Strasbourg (11 décembre), Jolo (Philippines, 27 janvier) …

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Œuvre d’une seule personne ou d’un groupe de djihadistes ou de talibans, ces actes meurtriers mettent à mal les démocraties. Ils donnent du crédit à ce jeune converti incarcéré, véritable « soldat de Dieu », déclarant : « Même s’ils (les Occidentaux] arrivent à reprendre le territoire en Syrie comme ils l’ont fait en Afghanistan, ils n’arriveront pas à stopper le mouvement parce que c’est une religion, parce qu’il y a des versets qui disent qu’il faut tuer et des versets qui disent qu’il faut combattre. Il est dit par exemple que les croyants tuent et se font tuer. Tuer, ce n’est pas que mal, dans l’islam, ça peut être légitimé de même que, dans le Code pénal, on peut tuer par légitime défense. Les démocraties aussi tuent, bombardent et font des guerres » (Crettiez, p. 62-63).

Al Qaïda, Daesh, ACMI, Boko Haram et d’autres organisations ont créé une dynamique polymorphe à laquelle adhèrent, dans bien des continents, des hommes et femmes, plus ou moins jeunes, ayant fait des études pour un nombre non négligeable et, pour certains, tombés dans la délinquance. Il est donc intéressant que la production éditoriale de ces derniers mois nous offre, d’une part, des témoignages de djihadistes incarcérés et, d’autre part, les premières études approfondies de ce phénomène du XXIème siècle.

Certes, les auteurs des livres recensés ont observé ou été en contact avec un petit nombre de djihadistes (13 pour Crettiez/Ainine, quelques dizaines pour Monod et 105 pour Khosrokhavar). Il faut donc se garder de toute généralisation et faire preuve de grande humilité quand on en arrive à esquisser quelques analyses ou formuler quelques conclusions. Mais cette écoute de l’autre qu’est le jihadiste incarcéré et la prise en compte de ses paroles dans la vérité qui est la sienne permettent de mesurer que nous sommes bien face à un problème de fond qui touche l’ensemble de nos sociétés. « A chacun son paradigme ! » aurait-on envie d’écrire.

La frustration, le mal-être, la fragilité psychologique, un environnement familial difficile, les discours politiques ambigus, un passé de colonisation, l’influence des marchands d’arme, les bombardements des populations civiles, etc., autant de facteurs aggravant qui vont pousser des personnes à prendre un chemin de jihadisme. Surtout si ce chemin donne sens à leur vie, leur permet d’exister et les projettent non seulement dans l’immédiateté et le lendemain, mais aussi dans l’au-delà la mort. Voilà pourquoi Guillaume Monod, pédopsychiatre, peut soutenir que le rapport des jihadistes à la religion n’est pas tant théologique ou politique que mythologique, car l’Etat islamique incarne un mythe qui plonge ses racines aussi bien dans la géopolitique contemporaine que dans l’histoire millénaire de l’islam. Aussi pense-t-il possible pour ces jeunes un retour à la vie civile pour peu que tout soit fait pour les changer de « réseau social », pour leur proposer de nouveaux espaces de socialisation dans lesquels ils pourront réinscrire leur filiation, sans avoir recours à la violence, et pour leur proposer de nouvelles « références mythiques » ou « figures » aptes à donner sens à leur vie et à leur être-en-relation (cf. pp. 167-169).

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Cela suppose donc que les personnes à qui la société confiera la rude mission d’accompagner ces sortants soient au clair sur ces phénomènes que sont le jihad, le jihadisme, la radicalisation, la déradicalisation et la déconstruction. Le livre de Myriam Benraad les aidera à replacer jihad et jihadisme au cœur de leur complexité : jihad majeur, jihad mineur, takfirisme, islamophobie, salafisme, califat… Mais, à ce jour, c’est vraisemblablement l’ouvrage de Farhad Khosrokhavar qui apparaîtra comme le livre de référence si l’on veut travailler sérieusement ce champ d’étude qu’est « le jihadisme occidental » comme « fait social total, résultant de facteurs urbains, sociaux, anthropologiques, politiques et psychopathologiques ». Il concerne ces jeunes qui « veulent sortir de l’indignité et de l’humiliation en tant que « non-citoyens », devenir « quelqu’un » au sein du nouvel ordre engendré par un mouvement d’ampleur mondial […], sortir de la précarisation du statut social […], reconstituer un nouveau monde et reconstruire des solidarités sous l’égide d’un islam revisité selon des normes répressives et rigoristes pour mettre fin à un individualisme atomisé » (Khosrokhavar, pp. 28-29). Le chapitre II éclaire sur l’émergence d’un totalitarisme au nom de l’islam qui va prendre forme sous le mode d’une « néo-umma » permettant de construire un monde où le sacré donnera sens au vivre-ensemble, dans un idéal de pureté et d’authenticité. Or la trajectoire de ces jeunes passe souvent par une crise familiale dont le chapitre III décrit différentes formes ; aussi beaucoup adoptent « une sous-culture déviante, la prison, la récidive, le retour à une version radicale de l’islam et le voyage dans une terre où sévit le nouveau jihad. L’identification à l’EI opère comme un substitut à la famille » (p. 316). Mais il ne faut pas négliger l’importance du pays où l’on vit, ce que montre bien l’auteur qui prend le soin de monter la diversité des situations des nations occidentales dans le chapître IV. Rappelons qu’en mars 2017, une étude indiquait que 69 % des personnes impliquées dans des réseaux jihadistes depuis janvier 2013 provenaient de trois pays : France (32 %), Royaume-Uni (24 %) et Allemagne (13 %). De même un certain type de structure urbaine (banlieue, quartier pauvre de migrants, quartier où s’implantent des prêcheurs…) engendre des conditions favorisant la constitution des jihadistes (ch. VI). Dans sa conclusion d’une vingtaine de pages, Farhad Khosrokhavar insiste sur les « failles » du monde moderne dont le jihadisme de l’EI est l’un des profils pervers. Il pointe la crise des démocraties et, à travers elle, la crise du vivre ensemble dont on peut se demander si la « crise des gilets jaunes » n’est pas une autre manifestation face à un monde de plus en plus inégalitaire. Mais la réponse du jihadisme à cette crise est de lui donner une réponse sacrée en l’inscrivant dans un référentiel religieux et eschatologique. Voilà pourquoi, selon l’auteur, on peut parler du jihadisme comme « théologie de la misère, misère de la théologie ».

Vincent Feroldi

Xavier Crettiez et Bilel Ainine, « Soldats de Dieu ». Paroles de djihadistes incarcérés, Editions de l’Aube/Fondation Jean-Jaurès, 2017, 168 pages.

Guillaume Monod, En prison, paroles de djihadistes, Editions Gallimard, 2018, 192 pages.

Myriam Benraad, Jihad : des origines religieuses à l’idéologie. Idées reçues sur une notion controversée, Le Cavalier Bleu Editions, 2018, 216 pages.

Farhad Khosrokhavar, Le nouveau jihad en Occident, Editions Robert Laffont, Paris, 2018, 592 pages.

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